Analyse - Assemblée nationale

L'axe gauche-droite selon les applaudissements à l'Assemblée nationale

Le 13 Mai 2025

Est-il possible de retrouver l'axe gauche-droite des groupes politiques à partir des applaudissements des députés à l'Assemblée nationale ? L'idée est plutôt simple : deux groupes politiques qui applaudissent souvent en même temps sont a priori proches idéologiquement. Par exemple, il est probable que les différents groupes du NFP applaudissent souvent en même temps, et qu'ils seront donc logiquement placés côte à côte sur l'axe. Ainsi, en regardant qui applaudit avec qui, on pourrait reconstruire un axe politique, qui s'appuierait sur une méthode « mathématique » et explicable. C'est ce que je vous propose d'explorer dans ce court article de blog.

Pour cette expérience, nous allons nous baser sur les données de la législature en cours, de Juin 2024 à Avril 2025. Plus précisément, nous allons utiliser les comptes rendus de séances publiques, disponibles sur la plateforme de l'Assemblée nationale (data.assemblee-nationale.fr). Dans ces comptes rendus, on trouve au total 11 935 moments où des députés ont applaudi, et que nous allons exploiter pour construire nos axes.

Les méthodes que je vais utiliser pour construire l'axe gauche-droite sont celles d'un article scientifique récent que j'ai co-écrit avec Chris Dong, Dominik Peters, et Magdalena Tydrichova, et publié à la conférence internationale d'intelligence artificielle IJCAI en 2024. Dans cet article, nous ne cherchions pas à construire un axe à partir d'applaudissements, mais à partir de votes d'approbation (c'est-à-dire pour ou contre), et de manière générale à partir de toute donnée de nature binaire.

Comme d'habitude, tout ce qui est présenté dans cet article est à prendre avec des pincettes.

Les applaudissements

Intéressons-nous d'abord aux données d'applaudissement. Elles proviennent des comptes rendus de séances publiques de l'Assemblée nationale, dans lesquels les applaudissements venant des différents groupes politique sont (quasi) systématiquement consignés. Il suffit donc de trouver tous les mentions d'applaudissements à l'aide une expression régulière, et de récupérer automatiquement les différents groupes mentionnés.

Pour rappel, voici les groupes politiques actuels de l'Assemblée Nationale. Cette législature bat le record de nombre de groupes de la Ve et de la IVe République, avec 11 groupes politiques. En particulier, on retrouve à gauche de l'hémicycle les quatre groupes du Nouveau Front Populaire (NFP). Au centre et à droite, on trouve les quatre groupes de la coalition gouvernementale, allant des Démocrates (MoDem) à la Droite Républicaine (LR). A l'extrême droite, on trouve la coalition de deux groupes nationalistes. Enfin, le groupe LIOT contient des députés plutôt indépendants politiquement. Dans l'hémicycle, leurs sièges se trouvent entre les Socialistes (PS) et les Démocrates (MoDem).

Groupes politiques de l'Assemblée

Regardons maintenant le nombre total de fois où chaque groupe politique a applaudi (d'après les comptes rendus), ainsi que le nombre de fois où ces groupes ont applaudi seuls, c'est-à-dire sans qu'aucun autre groupe n'applaudisse en même temps.

Nombre d'applaudissements pour chaque groupe

Le groupe LFI est celui qui a le plus applaudi, et de loin. De plus, il applaudit seul la majorité du temps (en général, lorsque l'un des leurs prend la parole). On remarque également que les quatre groupes ayant le moins de députés (UDR, GDR, LIOT et Horizons) sont ceux qui ont le moins applaudi selon les données. Cela est en partie du au fait que ces groupes comportant moins de députés, les rédacteurs de comptes rendus ne notent peut-être pas systématiquement leurs applaudissements, d'autant plus lorsqu'il n'y a que quatre ou cinq députés du groupe présents dans l'hémicycle à ce moment-là (il n'est en effet pas rare que seul un tiers des députés soient présents pendant certaines séances publiques, les autres pouvant se trouver dans les séances de commissions qui se tiennent en parallèle, ou bien en circonscription).

Cela est d'autant plus marqué pour le groupe LIOT, puisqu'en plus de ne comporter que 23 députés, sur la majorité des questions ces derniers n'ont pas une position politique commune. Pour cette raison, il sera aussi très difficile de le placer sur un axe gauche-droite, et cela n'aurait en réalité pas beaucoup de sens, certains députés du groupe ayant plus d'affinités avec la gauche, et d'autres avec la droite (mais la plupart du temps en opposition au gouvernement). Pour la suite de l'analyse, nous allons donc exclure ce groupe, et nous concentrer sur les dix autres groupes politiques.

Enfin, pour plus de la moitié (58%) des applaudissements notés dans les comptes rendus, un seul groupe a applaudi, ce qui ne nous sera pas utile pour construire notre axe gauche-droite (ce qui nous intéresse, c'est de savoir qui applaudit avec qui). Pour notre analyse, nous ne conserverons donc que les cas où au moins deux groupes applaudissent simultanément. Cela nous laisse un total de 4 842 moments d'applaudissements à analyser. La distribution du nombre de groupes qui applaudissent est la suivante :

Distribution du nombre de groupes qui applaudissent

Ainsi, la majorité (61%) des applaudissements multipartites n'impliquent que deux groupes, et la quasi-totalité (96%) en impliquent quatre ou moins. Depuis le début de la législature, il n'y a eu que quatre moments où l'ensemble de ces groupes ont applaudi : pour rendre hommage au député communiste André Chassaigne qui partait à la retraite, pour saluer le travail des pompiers, pour rendre hommage aux otages (français) du Hamas, et en soutien au député Sébastien Peytavie, victime d'attaques en ligne.

Les coalitions

Pour construire notre axe gauche-droite, nous allons donc nous baser sur les coalitions de groupes politiques qui applaudissent le plus souvent ensemble. Idéalement, les coalitions les plus fréquentes devraient apparaître proches sur l'axe. Regardons par exemple quelles sont les dix coalitions les plus fréquentes dans les comptes rendus.

Top 10 des coalitions (d'applaudissements) les plus fréquentes

On voit ci-dessus que la coalition la plus fréquente dans les comptes rendus est la paire UDR - RN, avec plus de 943 occurrences. On peut donc supposer que ces deux groupes seront proches sur l'axe final. Vient ensuite la coalition LFI - EcoS, avec 493 occurrences. Cependant, cela correspond au nombre d'occurrences où ces deux groupes, et seulement ces deux groupes, ont applaudi ensemble. En réalité, ces deux groupes ont applaudi ensemble beaucoup plus que 493 fois, par exemple avec leurs alliés du groupe GDR et du groupe Socialiste. En tout, ces deux groupes ont en réalité applaudi ensemble 1 466 fois, contre 1 076 fois pour la paire UDR - RN (qui n'applaudissent que rarement avec d'autres groupes). Si l'on fait un graphe des liens entre les groupes (en prenant uniquement en compte les paires qui ont applaudi au moins 150 fois ensemble), on obtient le graphe suivant, sur lequel on distingue les trois grandes coalitions de l'Assemblée : le NFP, le gouvernement, et les nationalistes d'extrême-droite.

Graphe des paires de groupes qui applaudissent le plus ensemble

Construire un axe gauche-droite

On peut maintenant rentrer dans le vif du sujet, c'est-à-dire utiliser ces coalitions pour construire l'axe. Intuitivement, un axe gauche-droite décrit parfaitement l'espace politique si chaque coalition d'applaudissement est un intervalle de l'axe. Autrement dit, si deux groupes politiques applaudissent ensemble, tous les groupes qui se trouvent entre eux sur l'axe doivent également applaudir avec eux. Prenons par exemple l'axe gauche-droite ci-dessous. Si les groupes EcoS et EPR applaudissent en même temps, alors les groupes SOC et Dem doivent applaudir également. Autrement dit, toute coalition qui contient les groupes EcoS et EPR doit aussi contenir les groupes SOC et Dem.

Exemple d'intervalle et de non-intervalle

Malheureusement, il n'existe généralement pas d'axe gauche-droite parfait pour lequel toutes les coalitions sont des intervalles. On peut alors chercher l'axe pour lequel un maximum de coalitions forment des intervalles. Bien sûr, le poids de chaque coalition dépend du nombre de fois où elle apparaît: on compte chacune d'elles autant de fois qu'elle est présente dans les comptes rendus. Cette méthode est une des cinq que nous proposons et étudions dans notre article de recherche. C'est aussi la plus simple à comprendre et à expliquer.

Méthode 1 : Maximiser les intervalles

Avec cette méthode, on obtient l'axe gauche-droite ci-dessous, qui est très proche de la disposition réelle des députés dans l'hémicycle, avec seulement une inversion entre le groupe DR et le groupe Horizons, sur laquelle je vais revenir plus tard. Avec cet axe gauche-droite, on trouve que 77.76% des coalitions sont des intervalles, ce qui est très élevé par rapport à d'autres jeux de données que j'ai pu étudier. Cela indique que l'axe gauche-droite, bien qu'uni-dimensionnel, donne tout de même une bonne approximation des coalitions qui forment l'espace politique de l'Assemblée nationale.

Axe obtenu avec la première méthode

Cependant, cette méthode est peut-être un peu trop binaire : soit une coalition est un intervalle, soit elle ne l'est pas. Pourtant, une coalition qui n'est pas un intervalle peut être proche d'en être une, ou au contraire très éloignée. Si on considère l'axe ci-dessus par exemple, la coalition GDR - EcoS - SOC n'est pas un intervalle, mais il manque seulement les applaudissements du groupe LFI pour qu'elle en soit un. Au contraire, la coalition LFI - RN est très loin d'être un intervalle, puisque les deux groupes sont quasiment aux extrêmes de l'axe : il faudrait ajouter les applaudissements des six groupes qui se trouvent entre eux sur l'axe pour que cela en devienne un.

Méthode 2 : Minimiser les « trous »

On peut alors imaginer d'autres méthodes, qui prennent en compte ce facteur pour choisir l'axe, en donnant un coût à chaque coalition, qui est plus faible si la coalition est proche d'être un intervalle, et plus fort si elle est loin d'en être un. Si la coalition est un intervalle, alors le coût est de 0. Avec la première méthode, le coût d'une coalition est de 1 pour toutes les autres coalitions (celles qui ne sont pas des intervalles), mais ce n'est pas la seule solution. Dans notre article de recherche, nous proposons quatre autres méthodes, chacune avec un fonction de coût particulière. Cependant, nous allons nous concentrer ici sur une seule de ces méthodes, qui s'appelle Ballot Completion dans notre article. L'idée est de compter le nombre de « trous » dans la coalition sur l'axe. Par exemple, la coalition GDR - EcoS - SOC aurait un coût de 1, puisqu'il manque un seul groupe pour completer l'intervalle, tandis que la coalition LFI - RN aurait un coût de 6. Voici quelques exemples de coûts de coalitions avec cette méthode.

Exemples de coût de certaines coalitions
Coût
0
1
6
3

On choisit alors l'axe qui minimise la somme des coûts de toutes les coalitions. En d'autres termes, on cherche l'axe qui minimise le nombre total de « trous ». En utilisant cette méthode, on obtient le même axe gauche-droite qu'avec la première méthode, avec un coût total de 1 423, soit 0.29 par coalition. En fait, les cinq méthodes proposées dans l'article renvoient le même axe pour ce jeu de données (ce qui n'est pas le cas en règle générale).

Scores d'optimalité

Ces méthodes ne permettent pas seulement de trouver le « meilleur » axe, mais aussi de quantifier la qualité d'autres axes gauche-droite, en calculant à quel point ils sont proches de l'axe optimal. Pour cela, nous allons définir le score d'optimalité d'un axe, qui correspond au ratio entre le coût de l'axe optimal et celui de l'axe considéré. Par exemple, puisque le coût de l'axe optimal est ici de 1 423, un axe avec un coût de 2 846 aura un score d'optimalité de 0.5. Voici le score d'optimalité et le pourcentage de coalitions-intervalles de quelques axes :

Scores d'optimalité de quelques axes
Intervalles
Score

On voit que les deux méthodes peuvent donner des résultats assez différents : pour certains axes, comme le quatrième, il y a presque autant de coalitions-intervalles que sur l'axe optimal, mais le score d'optimalité est assez faible. C'est pour cela qu'en règle générale, il est recommandé d'utiliser la deuxième méthode (voire une des autres que nous proposons dans l'article) pour construire un axe.

Axe interactif

Si vous voulez vous amuser à modifier l'axe gauche-droite, vous pouvez le faire en déplaçant les boîtes ci-dessous. Vous pouvez aussi voir le score d'optimalité de l'axe, ainsi que le nombre de coalitions qui sont des intervalles pour cet axe. En dessous de l'axe, les coalitions les plus fréquentes sont affichées, et surlignées en rouge lorsque la coalition n'est pas un intervalle. Petit challenge: essayez de trouver l'axe avec le pire score d'optimalité (donc le plus proche de 0).

Loading score...

(Pour interagir avec l'axe sur mobile, il faut appuyer longuement sur une boîte avant de la déplacer.)

Analyse de l'axe

Si on devait analyser l'axe gauche-droite obtenu, on voit déjà que les trois grands blocs politiques sont bien rassemblés : les groupes du NFP à gauche, les groupes de la majorité présidentielle au centre, et les groupes d'extrême-droite. On remarque également que les groupes aux extrémités de l'axe (GDR et UDR) sont des « petits » groupes, dans le sens où ils ont peu de députés, et ont fait moins d'applaudissements que les autres groupes de leur bloc politique (comme le montrait la figure plus haut). Cela est en partie dû à l'utilisation de nos méthodes, qui ont tendance à « pousser » les petits partis vers les extrémités de l'axe, là où ils seront moins susceptibles de faire des « trous » dans les coalitions. C'est aussi pour cette raison que le groupe Horizons se trouve plus à droite que le groupe DR sur notre axe, alors qu'il devrait probablement se trouver plus proche du groupe EPR.

On peut alors utiliser l'axe pour afficher la matrice de « co-applaudissements » entre les groupes politiques. En d'autres termes, on va afficher le nombre de fois où deux groupes applaudissent ensemble. En les ordonnant selon l'axe obtenu, on voit clairement apparaître les trois grands blocs, ainsi que les groupes qui sont le plus proches des autres blocs (par exemple les socialistes avec le bloc gouvernemental, ou le groupe DR avec l'extrême-droite).

Matrice de co-applaudissements

L'hypothèse du fer à cheval

Avant de conclure cet article, regardons si l'on peut obtenir un meilleur axe en le rendant circulaire. Cette idée découle de la théorie selon laquelle l'axe gauche-droite serait en réalité plus proche d'un fer à cheval, avec l'extrême-gauche et l'extrême-droite qui se rejoignent (théorie fortement critiquée par ailleurs). Pour simplifier, nous allons considérer ici que c'est un cercle. Pour trouver l'axe circulaire optimal, on peut utiliser les mêmes méthodes que précédemment, puisqu'on a toujours la notion d'intervalle. Pour ce qui est de la deuxième méthode, le coût d'une coalition est le nombre minimum de « trous » qu'il faut combler pour que la coalition devienne un intervalle du cercle. Par exemple, la coalition LFI - RN qui avait un coût de 6 auparavant, a maintenant un coût de 2, puisqu'en ajoutant les groupes GDR et UDR, on obtient un intervalle.

Coût
2

Il est important de noter que le score d'un axe circulaire sera forcément meilleur que celui d'un axe linéaire (ou égal). Pour la première méthode par exemple, toute coalition qui est un intervalle de l'axe linéaire reste un intervalle si l'on referme l'axe pour qu'il devienne circulaire : le modèle circulaire obtient donc mathématiquement un meilleur score (c'est-à-dire un coût plus faible) que le modèle linéaire. Pour conclure que le modèle circulaire (ou du fer à cheval) est meilleur que le modèle linéaire, il faudrait observer un changement significatif du coût entre les deux. Par exemple, si l'on passe de 77.8% de coalitions qui sont des intervalles à 90% lorsque l'axe est circulaire, alors le modèle circulaire aura un apport très significatif.

Cependant, ce n'est pas ce que nous observons. Pour la première méthode, rendre l'axe circulaire ne fait pas gagner grand chose : on passe d'un axe pour lequel 77.8% des coalitions sont des intervalles à un axe circulaire pour lequel 78.0% des coalitions sont des intervalles, soit 0.2 point de pourcentage en plus. Pour la seconde méthode, il y a également peu de différence, et l'on passe de 0.293 applaudissements à ajouter par coalition (en moyenne) à 0.275, soit une réduction de seulement 6%.

À suivre...

Voilà qui conclut cette analyse. J'espère que l'idée vous a plu, et que vous avez appris des choses. N'hésitez pas à me contacter si vous avez des questions.

Les données de l'Assemblée nationale ont encore beaucoup de choses à nous apprendre sur les dynamiques politiques actuelles en France. Je compte continuer à explorer ces données, donc si vous voulez être tenu(e) au courant, n'hésitez pas à me suivre sur Twitter ou Bluesky. Vous pouvez également retrouver les autres analyses de données des débats de l'Assemblée nationale sur mon blog :

Théo Delemazure

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