Analyse - Assemblée nationale

Ce que disent les données des coalitions à l'Assemblée

Le 30 Mars 2023

Lorsque l'on suit les débats politiques à l'Assemblée nationale ou sur les réseaux sociaux, un argument revient souvent, peu importe le bord politique. Il consiste à dire que tous les autres groupes veulent en réalité la même chose, et que leur groupe constitue la seule véritable alternative. La preuve : parfois, les autres groupes votent ensemble ! Ce sont les fameux « Les extrêmes se rejoignent, la NUPES et le RN votent ensemble ! » pour la majorité ; « La majorité n'est qu'un marchepied de l'extrême droite, ils votent ensemble ! » à gauche ; ou encore « La NUPES et la macronie, ce sont les mêmes wokistes : ils votent ensemble ! » pour l'extrême droite. On trouve beaucoup d'exemples de la sorte dans les comptes-rendus des débats de l'Assemblée, comme dans celui-ci, diffusé par le compte Twitter @OutOfContext_AN.

Mais si l'on regarde les données, qu'en est-il vraiment ? Quelle proximité y a-t-il entre les différents groupes de l'Assemblée ? S'il est vrai que la NUPES et le RN ont déjà voté ensemble contre des lois du Gouvernement, que la majorité a fait passer une loi contenant des éléments du programme du RN, et que la plupart des députés NUPES ont sûrement préféré Macron à Le Pen au second tour de la présidentielle, nous allons voir que cet argument ne tient pas vraiment si l'on regarde les votes des différents groupes dans leur ensemble.

Un autre argument qui revient souvent, en particulier à propos de La France Insoumise (et parfois de la NUPES en général) est qu'elle serait « anti-tout ». Alors que la plupart des groupes seraient dans la co-construction et le dialogue, LFI refuserait tout débat et voterait systématiquement contre tout ce qui vient de la droite, et surtout de la majorité. Les données montrent cependant que ce n'est pas totalement le cas, et que le groupe Renaissance est en réalité beaucoup plus fermé aux amendements venant des autres groupes, même lorsqu'il s'agit de ses alliés du MoDem et de Horizons.

Cela pose également la question de la solidité des alliances. Celle de la majorité, mais aussi la NUPES. On assiste en effet fréquemment à des passes d'armes à gauche sur les réseaux sociaux, en particulier entre des politiques de LFI et du PS, et il ne se passe pas une semaine sans que soit prédit l'effondrement de la NUPES, au sein de laquelle personne n'est d'accord. Dans les faits, les données de vote montrent que les quatre groupes de la NUPES se soutiennent dans leurs votes.

Nous nous pencherons ensuite sur le cas du RN. Alors que le groupe d'extrême droite défend une ligne axée sur la co-construction avec les autres groupes, il reste totalement isolé, puisque les autres groupes votent quasiment systématiquement contre leurs amendements. Enfin, nous parlerons rapidement du groupe Les Républicains, qui soutient fréquemment la majorité, mais que la majorité ne soutient presque jamais en retour.

Présentation des données

Pour cette analyse, j'ai utilisé les données ouvertes de l'Assemblée nationale, en particulier les bases de données des scrutins publics et des amendements. Les données utilisées recouvrent toute la période depuis l'élection législative de 2022 jusqu'à la mi-mars 2024. Avant de commencer réellement l'analyse de données, il est important de rappeler ce que sont les amendements, ainsi que les scrutins publics.

La discussion des amendements est une étape primordiale de la confection de la loi. En effet, lorsqu'un projet de loi ou une proposition de loi est déposé, les députés, ainsi que le gouvernement, peuvent proposer des modifications du texte déposé, appelées amendements. Leur contenu peut être très divers : les amendements de suppression visent par exemple à supprimer une partie du texte de loi, les amendements rédactionnels visent à corriger des erreurs de rédaction, etc. Les amendements peuvent également être utilisés comme moyen d'obstruction, afin de rallonger les débats en espérant empêcher le vote du texte final, comme cela est arrivé en 2006 sur la loi pour la privatisation de GDF avec plus de 137 000 amendements déposés, ou plus récemment pour la réforme des retraites avec plus de 20 000 amendements. Chaque amendement est défendu par son auteur et débattu par les députés et le gouvernement, puis les députés votent pour savoir s'ils l'acceptent. Généralement, le vote se fait à main levée, mais les députés peuvent également demander un scrutin public.

Les scrutins publics permettent de connaître le vote exact de chaque député et se font (généralement) par vote électronique. Ces votes sont ensuite enregistrés et rendus publics sur le site de l'Assemblée nationale, et donc accessibles à tous. Pour qu'un scrutin public ait lieu sur un amendement, il faut qu'un président de groupe le demande. Les députés peuvent faire une telle demande s'ils pensent que le vote va être serré, ou s'ils veulent rendre leurs votes et ceux de leurs opposants publics.

En utilisant les informations sur les votes des députés lors de ces scrutins publics, il est alors possible d'agréger les votes de chaque groupe pour chaque amendement : s'il y a plus de votes « Pour » que de votes « Contre » au sein du groupe, alors le groupe sera considéré comme Pour l'amendement. Au contraire, s'il y a plus de votes « Contre » que de votes « Pour », alors le groupe sera considéré comme Contre l'amendement. S'il y a autant de votes « Pour » que de votes « Contre », alors le groupe sera considéré comme s'abstenant. Ce dernier cas apparaît généralement lorsqu'aucun député du groupe n'a pris part au vote. Notez cependant que ces abstentions peuvent être volontaires, afin d'éviter de prendre position.

Pour rappel, les groupes politiques à l'Assemblée nationale sont les suivants.

Dans ce qui suit, nous allons ignorer les députés non-inscrits, et nous allons utiliser les abréviations des différents groupes. Notez également que le groupe GDR correspond (notamment) aux députés communistes. Pour ce qui est des votes, on ne considère que les votes sur des amendements discutés en séance publique, et on ignorera les votes sur les sous-amendements. Si l'on regarde la distribution des groupes politiques à l'origine des amendements faisant l'objet de scrutins publics, on remarque qu'elle n'est pas représentative de la composition de l'Assemblée nationale. En particulier, l'opposition propose largement plus d'amendements que la majorité, qui est souvent à l'origine du texte proposé, ou en tout cas en accord avec ce texte. On constate également quelques différences avec la distribution globale des amendements discutés en séance publique (et ne faisant pas l'objet de scrutins publics), avec moins d'amendements du groupe LR faisant l'objet de scrutins publics.

Comme d'habitude, il faudra donc prendre l'analyse qui suit avec des pincettes, puisque les amendements faisant l'objet de scrutins publics ne sont pas forcément représentatifs de l'ensemble des amendements : les 2622 amendements ayant fait l'objet d'un scrutin public correspondent à 9% de tous les amendements discutés. Ceci étant dit, cela ne signifie pas que les données n'ont rien à nous apprendre. Pour commencer, on peut regarder les positions des différents groupes sur les amendements ayant fait l'objet d'un scrutin public depuis 2022.

Ce graphique nous montre que les groupes de la majorité (Renaissance, Démocrates et Horizons) votent plus souvent « Contre » que les autres. Mais cela n'est pas surprenant ou choquant : on vient en effet de voir que la grande majorité des amendements faisant l'objet de scrutins publics sont déposés par l'opposition, en particulier par LFI et le RN.

Les données de « quels groupes votent avec quel groupe » sont également compliquées à interpréter, puisque les différents groupes peuvent avoir différentes raisons de voter Pour ou Contre un amendement. Par exemple, toute l'opposition a voté en faveur de la motion de rejet de la première version de la loi immigration, mais avec des motivations diverses : l'extrême droite trouvait le texte trop laxiste, tandis que la gauche le trouvait répressif envers les étrangers.

Dans ce qui suit, nous allons nous intéresser à comment les groupes politiques votent selon le groupe à l'origine de l'amendement. On peut alors répondre à des questions telles que : quels sont les groupes les plus ouverts, ou fermés, à la co-construction ? Les coalitions entre groupes sont-elles solides ? Quels groupes votent en faveur des amendements du RN ?

Focus sur les amendements de chaque groupe

La méthodologie est donc la suivante : pour chaque amendement, on regarde le groupe qui l'a déposé, et comment les autres groupes ont voté. On peut alors calculer le pourcentage de votes « Pour », « Contre » et d'abstention par groupe votant sur l'ensemble des amendements déposés par un groupe donné, ayant fait l'objet d'un scrutin public. Sur la période étudiée, le nombre d'amendements ayant fait l'objet de scrutins publics de chaque groupe est le suivant :

On voit que pour certains groupes (comme les Démocrates et Horizons), on possède les données relatives à environ 50 amendements seulement, ce qui est faible. De plus, il est fréquent que plusieurs groupes déposent chacun un amendement ayant le même objet (par exemple, plusieurs groupes d'opposition peuvent déposer un même amendement de suppression d'un article), et dans ce cas-là un seul groupe sera considéré comme déposant dans les données. Pour ces différentes raisons, je rappelle une nouvelle fois que cette analyse est à prendre avec précaution.

L'opposition à la majorité et au gouvernement

On peut commencer par mesurer le degré d'opposition au Gouvernement des différents groupes en s'intéressant à leurs votes sur les 72 amendements du Gouvernement ayant fait l'objet d'un scrutin public. Le graphique suivant montre la proportion de votes Pour, Contre et d'abstentions au sein de chaque groupe.

On constate alors d'importantes différences entre les votes des différents groupes. Sans surprise, ceux de la majorité (Renaissance, Démocrates, et Horizons) votent presque systématiquement « Pour » les amendements gouvernementaux. D'autre part, LFI est le groupe qui vote le plus souvent « Contre » (un peu plus de 40% du temps). Parmi les groupes d'opposition, Les Républicains et les Socialistes sont ceux qui votent le plus souvent « Pour » les amendements gouvernementaux. Ces différents degrés d'opposition se ressentent également, mais dans une moindre mesure, au travers des votes des amendements du groupe Renaissance :

Cependant, plusieurs choses nous interpellent. Tout d'abord, on constate que le groupe Renaissance a voté contre une proportion non-négligeable des amendements de son propre groupe. Cela arrive notamment lorsqu'un député du groupe propose une modification du texte qui reçoit un avis défavorable du Gouvernement, mais que le député refuse de retirer son amendement (ou qu'il n'est pas présent en séance pour le retirer). La plupart des députés de son groupe vous alors suivre l'avis du Gouvernement. La deuxième chose qui interpelle est la proportion élevée de votes Pour au sein de tous les groupes, même ceux de l'opposition, avec plus de 50% de votes Pour pour tous les groupes (à part pour le groupe GDR, légèrement en dessous). En particulier, la proportion de votes Pour chez l'opposition est plus importante ici que pour les amendements du Gouvernement, semblant illustrer une défiance plus importante envers l'exécutif qu'envers la majorité parlementaire.

Si les amendements du Gouvernement et du groupe Renaissance sont ceux qui permettent le plus de distinguer la majorité et l'opposition, un autre groupe présente également cet aspect : le groupe des indépendants LIOT. Cependant, l'effet est cette fois inversé, le groupe LIOT recevant le soutien de toute l'opposition mais l'opposition de la majorité. Dans l'opposition, seul LR vote majoritairement contre les amendements du groupe LIOT.

Quel est le groupe qui vote le plus « Contre » ?

Si l'on vous demande quel groupe de l'Assemblée est le moins ouvert aux propositions des autres groupes de manière générale, on pensera probablement d'abord à La France Insoumise, réputée pour être « anti-tout ». En réalité, ce sont plutôt les groupes de la majorité qui sont le plus fermés aux propositions des autres groupes, et en premier lieu le groupe Renaissance. Le graphique suivant montre la proportion de votes Pour et Contre du groupe Renaissance selon le groupe à l'origine de l'amendement. En cliquant sur les boutons, vous pouvez faire apparaître ceux des groupes LFI et RN pour comparaison.

Clairement, si l'amendement ne vient pas d'un groupe de la majorité, il y a de grandes chances que Renaissance vote contre (plus de 80% du temps). Et ce n'est pas si surprenant, puisqu'il s'agit de l'opposition, et qu'en tant que groupe de la majorité, ils sont en position de force. On note tout de même le contraste avec les groupes LFI et RN qui approuvent les amendements Renaissance au moins la moitié du temps. Mais le plus surprenant est peut-être que Renaissance vote également Contre les amendements de ses alliés Démocrates et de Horizons sur environ 40% des amendements analysés. Dans le cas des Démocrates, Renaissance est même le groupe de l'Assemblée qui vote le plus souvent contre leurs amendements, suivi par le groupe... Horizons. Pour ce qui est du groupe Horizons, Renaissance vote plus souvent contre leurs amendements que Les Républicains, le RN et les Socialistes. Je rappelle tout de même que les données contiennent seulement 47 amendements du groupe Démocrates et 54 du groupe Horizons, ce qui reste un petit nombre, et qu'il sera donc intéressant de voir si ces tendances se confirment avec plus de données.

On a vu plus haut que les groupes Démocrates et Horizons votent à peu près autant contre les amendements du Gouvernement et du groupe Renaissance que le groupe Renaissance lui-même, montrant une certaine forme de loyauté envers le Gouvernement. On constate cependant que les députés Horizons sont légérement plus réservés sur les amendements des Démocrates, et inversement, les députés Démocrates sont légérement plus réservés sur les amendements Horizons.

La NUPES : coalition fragile sur Twitter, mais solide à l'Assemblée

Si l'on se fie à la campagne actuelle pour les élections européennes, les quatre principales composantes de la NUPES (La France Insoumise, les Écologistes, les Socialistes et les Communistes) semblent très divisées, d'autant plus que chaque groupe présente sa propre liste. Il n'est pas rare non plus d'assister à des passes d'armes entre politiques des différents groupes de la NUPES sur les réseaux sociaux. Mais au-delà de ces querelles politiciennes, les données de votes à l'Assemblée montrent que les groupes de la NUPES sont très soudés à l'Assemblée, même si l'on se concentre sur la période récente.

Le graphique suivant montre les votes des différents groupes sur les amendements des quatre groupes de la NUPES. De manière générale, la majorité est quasi-systématiquement contre leurs amendements, même si elle semble plus ouverte aux amendements des socialistes et des écologistes. Le constat est similaire pour Les Républicains, et le RN vote un peu plus souvent en faveur des amendements NUPES. Enfin, au sein de la NUPES, la part de vote Contre est très faible, allant jusqu'à 8% au maximum de votes socialistes Contre les amendements LFI. De plus, le groupe LFI est le plus « fidèle » envers ses alliés à l'Assemblée puisqu'il est celui qui vote le plus souvent en faveur des amendements NUPES, quel que soit le groupe.

Le RN : (presque) seul au monde

Intéressons-nous maintenant au groupe d'extrême droite de l'Assemblée nationale. Dans une volonté d'apparaître comme un groupe constructif, les députés RN ont pour mot d'ordre de se tenir sages à l'Assemblée (avec parfois des loupés), et d'être ouverts à la co-construction en votant les amendements selon la qualité de l'amendement et non selon le groupe qui l'a déposé. On le voit notamment sur le graphique des votes RN : le RN est fréquemment en faveur des amendements des autres groupes, avec cependant une grosse réserve sur le groupe écologistes, suivi par le groupe LFI.

En revanche, les autres groupes ne partagent pas cette vision, et respectent un cordon sanitaire contre le RN, on ne votant jamais en faveur de leurs amendements. On le voit notamment sur le graphique suivant, qui montre le RN très isolé, les groupes de la majorité et de la NUPES votant en faveur de ses amendements moins de 5% du temps. De plus, l'immense majorité de ces votes Pour s'explique par le fait que d'autres groupes ont déposé le même amendement que le RN mais que le RN a eu le droit de le présenter et est donc considéré comme déposant.

Un seul groupe vote en faveur des amendements du RN plus de 30% du temps : Les Républicains. Même si ce chiffre est faible (à peu près identique au pourcentage d'amendements Socialistes approuvés par le groupe LR), il montre que le groupe LR n'applique pas spécialement de politique de cordon sanitaire envers le RN. En regardant de plus près, on constate d'ailleurs que 62% des amendements du RN analysés sont approuvés uniquement par le RN et 25% uniquement par le RN et LR. Du fait de ce cordon sanitaire, les amendements RN sont systématiquement rejetés.

Les Républicains : proche de la majorité ?

Pour finir, nous nous intéressons au cas du groupe LR. Si l'on regarde les votes des députés Les Républicains sur les amendements des autres groupes, on constate qu'ils sont plus coopératifs avec les groupes de la majorité qu'avec n'importe quel autre groupe, avec autour de 60% de vote Pour les amendements de la majorité analysés.

Si l'on regarde maintenant les votes des différents groupes sur les amendements LR, on constate exactement l'inverse : les députés de la majorité sont ceux qui rejettent le plus souvent leurs amendements, et dans de très fortes proportions (votant Pour moins de 20% du temps). D'autre part, le RN approuve les amendements LR plus de 80% du temps, et la NUPES environ 40% du temps.

Résumé

Les données de votes sur les amendements nous ont permis de mettre en lumière des dynamiques politiques peu visibles autrement. On a notamment vu que le groupe Renaissance est le plus fermé aux amendements des autres groupes de l'Assemblée, et même à ceux de ses alliés au sein de la majorité, que les groupes de la NUPES restent très fidèles entre eux dans leurs votes, et que le RN est très isolé et n'a donc pas d'autre moyen d'action que le vote sur les amendements des autres. Les figures suivantes résument ces observations.

Bien sûr, ces données ne montrent qu'une version de la politique parlementaire : celle des votes sur les amendements. La question de la solidité des coalitions, de l'isolement du RN ou de la coopération de certains groupes trouve possiblement d'autres réponses si l'on s'intéresse à des données différentes. Je vous invite par exemple à visiter le site datan.fr ou encore projetarcadie.com.

À suivre...

Les données de l'Assemblée nationale ont encore beaucoup de choses à nous apprendre sur les dynamiques politiques actuelles en France. Je compte continuer à explorer ces données, donc si vous voulez être tenus au courant, n'hésitez pas à me suivre sur Twitter. Vous pouvez également retrouver les autres analyses de données des débats de l'Assemblée nationale sur mon blog:

• Les inégalités de temps de parole hommes-femmes à l'Assemblée nationale (Janvier 2023)
• L'humour à l'Assemblée nationale (Décembre 2022)
• Vocabulaire et comportements à l'Assemblée nationale (Septembre 2022)

@DelemazureTheo

Liens cités dans l'article