Analyse - Un autre vote

Le 20 Juin 2022

Par Théo Delemazure et Sylvain Bouveret

Tous les 5 ans, lors des élections présidentielles en France, un groupe de chercheurs organise une version parallèle de l'élection, où ils proposent aux électeurs de voter pour leurs candidats favoris, mais en utilisant des modes de scrutins différents du scrutin uninominal à deux tours qui est utilisé en France. Depuis 2002, les chercheurs conduisent cette expérience à la sortie de certains bureaux de vote. Vous pouvez retrouver les résultats de l'édition Voter Autrement 2022 en cliquant ici. Cette année, une enquête a également été réalisée avec l'institut Dynata, se basant sur un panel représentatif de la population.

Pour la deuxième fois, cette expérience a aussi eu lieu en ligne. Sur le site vote.imag.fr, les participants peuvent essayer divers modes de scrutin, comme le vote par approbation, le jugement majoritaire, ou encore la règle de Borda. Vous pouvez toujours tester les différentes règles en participant à l'expérience sur le site, même si vos réponses ne seront pas prises en compte pour les résultats présentés ici. Nous vous encourageons à participer à l'expérience avant de lire les résultats si ce n'est pas déjà fait, afin de comprendre plus facilement les différentes règles de vote.

L'analyse présentée dans cet article est due au travail de Théo Delemazure et de Sylvain Bouveret. Merci également à Antoinette Baujard, Jérôme Lang, Jean-François Laslier, Vincent Merlin et au reste de l'équipe de Voter Autrement pour leur relecture et leurs conseils.

Au total, 2532 personnes ont pris part à l'expérience en 2022. Chaque participant a pu essayer 4 modes de scrutin (ou règles de vote) tirés au hasard parmi les 10 proposés. Les modes de scrutin proposés sont les suivants : le vote par approbation, le jugement majoritaire, le vote par note, la méthode de Borda et le vote à éliminations successives. Les participants ont aussi donné leur avis sur plusieurs duels de candidats, ce qui nous a permis de tester des méthodes de Condorcet. Enfin, ils ont pu donner leur opinion sur chaque candidat grâce à un curseur.

Pour chaque règle de vote, nous présentons deux résultats : ceux avec les données brutes et ceux avec les données corrigées. Les participants qui n'ont pas participé à l'élection réelle (abstentionnistes, étrangers, mineurs, etc.) et ceux qui n'ont pas précisé leur vote, ne sont pas pris en compte dans le calcul des résultats des données corrigées. Est en outre appliquée une méthode de correction des données qui est expliquée plus loin. Pour autant, les résultats, même corrigés, comportent beaucoup de biais, notamment à cause du faible nombre de participants pour chaque expérience (entre 500 et 2000), mais aussi de la faible diversité des participants (près de 60% déclarent avoir voté Jean-Luc Mélenchon au premier tour de l'élection présidentielle).

Comme on va le voir, les différentes règles de votes appliquées à des données dont les biais ont été partiellement corrigés, vont donner des résultats différents. Dans cette situation, comment choisir une règle de vote, et pourquoi utilise-t-on le vote uninominal pour l'élection présidentielle ? Voici ci-dessous, un résumé des 3 candidats en tête pour les différents modes de scrutin analysés dans cette expérience, en utilisant les données corrigées. Les résultats sur fond orange sont ceux du premier tour de l'élection présidentielle (au vote uninominal).

Après avoir rapidement analysé le profil de participants à l'expérience, nous passerons à la loupe les différents modes de scrutin proposés et leurs résultats. Afin de montrer comment des différents modes de scrutin sont susceptibles de produire des résultats assez différents, nous avons choisi de présenter non seulement des résultats bruts mais aussi des extrapolations nationales, plus parlantes. Dans le cadre des ces présentations nous avons choisi de ne pas alourdir le texte avec les précautions statistiques scientifiquement requises, et certaines comparaisons présentées sont de fait peu robustes statistiquement.

Participants

Nombre de réponses

Le site internet n'a été lancé que quelques jours avant le premier tour de l'élection présidentielle, la plupart des participants ont donc répondu après avoir voté à l'élection, et donc après l'annonce des résultats du premier tour. Seuls les participants qui ont répondu au plus un mois après le début de l'expérience sont pris en compte dans les résultats qui vont suivre, soit du 8 Avril au 7 Mai, portant à 2308 le nombre total de participants à l'expérience. Le graphique suivant montre l'évolution du nombre de participants au fil du temps.

Démographie

Parmi les participants à l'expérience, les deux tiers sont des hommes.

Comme le montrent les graphiques ci-dessous, une grosse proportion des participants à l'expérience sont des jeunes, et la quasi-totalité d'entre eux ont fait des études supérieures, ce qui n'est pas très représentatif de la population française et ajoute un fort biais à nos données.

Enfin, le graphique suivant montre les catégories professionnelles de l'expérience. L'analyse de ces données sur les participants permet déjà de dire qu'ils ne sont pas représentatifs de la population française.

Vote officiel à la présidentielle

Nous finissons l'analyse des participants avec leur vote au premier tour de l'élection présidentielle. Sur le graphique suivant, ces données (en bleu) sont mises en parallèle avec les résultats officiels sur la France entière (en vert). On constate une nette tendance à gauche parmi les participants à l'élection, avec notamment 59% d'électeurs de Jean-Luc Mélenchon.

Si on prend les données telles quelles, il est évident que Jean-Luc Mélenchon sera le gagnant pour n'importe quel mode de scrutin. C'est pourquoi nous présentons, en plus des résultats avec les données brutes, les résultats avec les données (en partie) corrigées.

Comment sont corrigées les données ?

Pour corriger les données, la méthode utilisée est la suivante : pour une sous expérience donnée (c'est-à-dire pour l'un des 12 modes de scrutin testés), on regarde d'abord la distribution des votes déclarés au premier tour de l'élection présidentielle, puis on ajuste les poids des participants pour que la distribution soit identique à la vraie distribution obtenue le 10 Avril 2022. Par exemple, si 60% des participants déclarent avoir voté Jean-Luc Mélenchon, étant donné que celui-ci a obtenu 22% à l'élection officielle, alors ces participants auront un poids de 22/60, c'est à dire environ un tiers. De la même manière, si seulement 2,3% des participants déclarent avoir voté Marine Le Pen, contre 23% en réalité, ces participants vont alors compter dix fois plus que la moyenne.

Enfin, les participants dont on ne connaît pas le vote ou qui n'ont pas voté ne sont pas pris en compte (ils ont un poids de 0). Cela inclut les votes blancs et les abstentionnistes. Cela peut surprendre de ne pas prendre en compte les abstentionnistes, mais puisque seulement 3% des participants déclarent s'être abstenu, contre 26% en réalité, ces participants auraient un poids très élevé dans les données corrigées, multipliant les biais : les abstentionnistes de notre expérience sont très marqués à gauche, d'après l'analyse faite précédemment, ce que l'on ne peut pas supposer pour la population générale des abstentionnistes.

Notons que malgré ces corrections, les données comportent toujours beaucoup de biais. Pour obtenir des résultats moins biaisés, il faudrait plus de participants, plus de diversité (au niveau de l'âge et de la position politique notamment), et il faudrait corriger selon d'autres paramètres, comme l'âge et la catégorie socio-professionnelle.

Avis sur les modes de scrutin

À la fin de l'expérience, les participants peuvent donner leur avis sur les différents modes de scrutin qu'ils ont pu essayer. Le graphique suivant résume les scores obtenus pour les différentes règles. Sans surprise, le mode de scrutin de l'élection présidentielle (uninominal à deux tours) est très peu apprécié, tandis que le vote par approbation arrive en tête des préférences des participants. Ces résultats ne peuvent pas être interprétés sans précautions et résultent pour beaucoup du biais d'auto-sélection des participants à l'expérience. En effet, seules les personnes a priori intéressées par les modes de scrutin alternatifs ont sans doute accepté de prendre part volontairement à l'expérience. Par exemple, on ne retrouve pas ce plébiscite des modes de scrutin alternatifs sur un échantillon représentatif des électrices et électeurs.

En plus de cela, d'autres facteurs, comme l'âge ou l'orientation politique, peuvent être corrélés à l'envie d'un changement de mode de scrutin. C'est ce qu'on constate sur les deux graphiques suivants, qui montrent l'avis qu'ont les participants sur le mode de scrutin utilisé à la présidentielle (vote uninominal à deux tours), selon leur classe d'âge, et selon leur vote au premier tour.

Vote par approbation

Commençons donc par le vote par approbation, qui a été le mieux évalué par les participants parmi tous les modes de scrutin proposés. La seule différence entre le vote par approbation et le scrutin uninominal (à un tour) est que les électeurs peuvent voter pour plusieurs candidats au lieu d'un seul. Au total, 1382 personnes ont pris part à cette expérience, et le graphique suivant présente les résultats avec les données brutes.

Le second graphique présente les résultats pour les données corrigées. Notons que les bénéficiaires du "vote utile" (Mélenchon, Le Pen et Macron) sont ceux dont le score d'approbation diffère le moins du score réel. C'est assez logique : les personnes qui les approuvent ont probablement voté pour eux, étant donné que c'est le candidat qu'ils approuvent qui avait le plus de chance de passer au second tour. À l'inverse, les candidats qui ont souffert du vote utile voient leur score augmenter considérablement. Yannick Jadot passe ainsi de 5% à 38%, prenant la première place avec ce mode de scrutin.

On peut se poser la question de savoir si les participants utilisent réellement la possibilité de voter pour plusieurs candidats, ou s'ils se contentent d'approuver leurs favoris. Comme on peut le voir sur le graphique ci-dessous, une grande majorité des participants approuvent plusieurs candidats, avec en moyenne 3 candidats approuvés par participant.

Enfin, le vote par approbation permet de mettre en lumière les liens entre candidats. On peut par exemple calculer, parmi les participants qui approuvent un candidat A, la proportion de participants qui approuvent également un candidat B. C'est ce qui est montré dans le graphique suivant. On constate que les rapports de co-approbation sont largement asymétriques : par exemple, 95% des participants qui approuvent Nathalie Artaud approuvent également Jean-Luc Mélenchon, tandis que seulement 28% des participants qui approuvent Jean-Luc Mélenchon approuvent également Nathalie Artaud. De manière étonnante, et probablement à cause des biais de sélection des participants, les participants qui approuvent des candidats d'extrême-droite, approuvent pour une portion non négligeable des candidats de gauche, comme les 40% des participants approuvant Marine Le Pen qui approuvent également Jean-Luc Mélenchon, tandis que seulement 3% des participants qui approuvent Jean-Luc Mélenchon approuvent également Marine Le Pen.

À partir de ces données, on peut également construire le graphe de connexions entre candidats selon leur socle d'approbations communes, en prenant cette fois la proportion de participants qui approuvent les deux candidats, parmi ceux qui approuvent au moins un des deux. Par exemple, 47% des personnes qui approuvent Éric Zemmour ou Marine Le Pen approuvent en fait les deux, donc il y aura un lien assez épais entre ces deux candidats dans notre graphe. On prend ici un seuil de 15% pour que la connexion existe. L'épaisseur d'une arête correspond au niveau de co-approbation entre les deux candidats (plus le trait est épais, plus les deux candidats sont souvent approuvés ensemble), la taille d'un noeud n'a pas d'importance (elle dépend seulement de la longueur du nom du candidat). On voit qu'Emmanuel Macron se trouve au milieu de ce graphe, faisant le lien entre la gauche et la droite. Vous pouvez utiliser le curseur pour faire varier le seuil de co-approbation requis pour faire apparaître les arêtes entre 5% et 25%.

Jugement majoritaire

Dans un vote au jugement majoritaire, les électeurs attribuent des mentions aux candidats. Ces mentions peuvent être par exemple "Insuffisant", "Passable", "Assez Bien", "Bien" et "Très Bien" mais il peut y en avoir plus ou moins, et avec des étiquettes différentes. Une fois que tous les participants ont attribué leurs mentions, la mention finale d'un candidat est la mention médiane qu'il a obtenue. C'est-à-dire que 50% des gens au moins ont attribué cette mention ou une meilleure mention. Un algorithme se charge de régler les cas d'égalités lorsque deux candidats ont la même mention.

L'expérience proposait deux versions du jugement majoritaire. Certains participants se voyaient proposer 5 mentions possibles (1161 participants), tandis que d'autres pouvaient choisir parmi 7 mentions (1147 participants). Le graphique suivant présente les résultats en utilisant les données brutes. Vous pouvez cliquer sur les boutons pour voir les résultats pour la version à 5 options et la version à 7 options.

Le graphique qui suit présente les résultats pour les données corrigées. On constate que seul Yannick Jadot possède au moins 50% de mention "Assez Bien" ou mieux. On constate également que Jean Lassalle arrive assez haut dans ce mode de scrutin : peu de gens diraient qu'il est excellent, mais en même temps il jouit d'un capital sympathie qui fait que beaucoup de gens le trouvent au moins "Assez bien". C'était aussi le cas dans l'expérience in situ à Strasbourg.

On peut se demander à quel point les mentions signifient la même chose pour différents participants : est-ce que mon "Assez Bien" est le même que celui de mon voisin ? Pour cela, nous avons regardé les données de participants qui ont participé à la fois au vote par approbation et au jugement majoritaire (soit 1367 participants). On peut alors regarder à quelle mention les participants placent leur limite entre les candidats qu'ils approuvent et ceux qu'ils désapprouvent. Par exemple, le graphique suivant montre que pour la version avec 5 mentions, la plupart des participants approuvent seulement les candidats à qui ils attribuent la mention "Assez Bien" ou mieux, tandis que dans la version à 7 options, c'est le cas de la mention "Bien". Dans les deux cas, on constate une grande diversité dans le seuil d'approbation.

Notons également que 7% des participants ont des réponses incohérentes, approuvant par exemple un candidat qu'il note "Passable" et désapprouvant un candidat qu'ils notent "Assez Bien".

Enfin, on peut regarder la mention qu'attribuent les participants au candidat pour lequel ils ont voté à l'élection présidentielle. Sans grande surprise, la grande majorité attribue au moins la mention "Bien".

Vote par note

À la place de mentions, on peut proposer différentes notes possibles aux participants selon une échelle pré-déterminée : c'est le vote par note. Par exemple, ils peuvent donner 0, 1 ou 2 points à chaque candidat. Mais plutôt que de prendre la note médiane comme pour le jugement majoritaire, ici on calcule la somme des notes pour chaque candidat afin d'obtenir un classement. Quatre variantes de ce mode de scrutin ont été proposées aux participants : les deux premières, avec 3 options possibles, ont réuni 475 et 923 participants, les deux autres, avec 4 options possibles, ont été faites par 933 et 903 participants. Dans chaque cas, il y a une version avec uniquement des notes positives, et une version avec la possibilité de donner une note négative. Au total, 60% des participants n'ont testé qu'un seul vote par note, tandis que 40% en ont testé deux. La note par défaut (lorsqu'aucune note n'est donnée par le participant) est la note minimale. Le graphique suivant montre les résultats pour les données brutes. Vous pouvez appuyer sur les boutons pour voir les résultats avec les différentes versions.

Le graphique suivant montre les résultats avec les données corrigées. Yannick Jadot obtient la première place dans tous les cas, mais le second candidat est soit Emmanuel Macron, soit Jean-Luc Mélenchon. On remarque que lorsqu'une note négative est autorisée, la majorité des candidats obtiennent des scores négatifs.

Le graphique suivant présente la distribution des scores donnés par les participants. Dans tous les cas, la note minimale (0 ou -1) représente la moitié des notes attribuées. On constate également que les participants donnent légèrement plus souvent la note minimale s'il s'agit de 0 que s'il s'agit de -1. De même, la note maximale est plus souvent donnée s'il s'agit de 1 que s'il s'agit de 2.

Certains participants ont essayé les deux versions du vote par note à 3 options, et d'autres ont pu faire les deux versions du vote par note à 4 options. On peut alors observer plus en détail les transferts qui se font entre les versions. On constate par exemple qu'une grosse partie des 0 dans le modèle (-1, 0, 1) restent des 0 dans le modèle (0, 1, 2) alors qu'il s'agit de la note intermédiaire dans le premier, et de la note minimale dans le second. Cela est encore plus marqué pour la note de 1 dans les versions à 4 options.

Classement : Borda

Dans la méthode de Borda, utilisée par le Sénat romain et formalisée par Jean-Charles de Borda il y a plus de deux siècles, les électeurs peuvent classer les candidats selon leur ordre de préférence. Imaginons qu'il y ait 12 candidats, ils donnent alors 11 points au candidat qu'ils ont classé premier, 10 points au second, 9 points au troisième, et ainsi de suite jusqu'à donner 1 point à l'avant-dernier, et 0 point à leur dernier candidat.

Dans la variante testée ici, les participants doivent classer exactement 4 candidats au choix parmi les 12 possibles. Ils donnent alors 4 points au premier, 3 au deuxième, 2 au troisième, 1 au quatrième, et 0 à tous les autres. Le graphique suivant montre les résultats avec les données brutes des 787 participants ayant testé ce mode de scrutin.

En corrigeant les données, on obtient le classement suivant, où Jean-Luc Mélenchon obtient la première place.

Classement : Éliminations successives

Borda n'est pas le seul mode de scrutin à utiliser un classement pour représenter les préférences des électeurs, il en existe en fait un très grand nombre. Le deuxième mode de scrutin de cette famille testé dans cette expérience est celui des éliminations successives, aussi appelé vote à second tour instantané (aussi appelé vote alternatif ou vote unique transférable).

Ce mode de scrutin est en fait une variante de celui utilisé pour les présidentielles. Il suffit d'imaginer qu'au lieu de faire 2 tours de vote, on fait 11 tours, soit autant de tours qu'il y a de candidats, moins un. À chaque tour, chacun vote pour son candidat favori, et le candidat qui a le moins de voix est éliminé et ne pourra pas participer aux tours suivants.

Cela paraît absurde d'organiser 11 tours de vote pour une élection; c'est pourquoi on peut demander aux électeurs de déclarer leur classement de tous les candidats, pour appliquer ensuite des tours de dépouillement sans avoir besoin de solliciter les électeurs à nouveau. A chaque tour de dépouillement, comme dans le scrutin uninominal majoritaire, on ne regarde que le premier candidat de chaque classement : si un candidat obtient la majorité absolue, il remporte l'élection. Sinon, on regarde le candidat arrivé dernier sur la base de ce calcul, et on l'élimine de tous les classements fournis par les électeurs. Si le candidat éliminé se trouve en première position dans le bulletin d'un électeur, le second du classement prend sa place, sauf si le candidat éliminé était le seul candidat restant dans le bulletin, auquel cas le bulletin ne comptera plus. On recalcule alors l'ensemble des voix obtenues par les candidats classés premiers, jusqu'à ce qu'un candidat obtienne la majorité absolue.

Deux variantes de cette règle ont été testées dans notre expérience. Dans la première (750 participants), les participants pouvaient classer autant de candidats qu'ils le voulaient. Dans la seconde (771 participants), on leur demandait de classer au moins 4 candidats. Le graphique suivant montre les résultats des 11 tours pour les données brutes. Vous pouvez appuyer sur les boutons pour voir les résultats des deux versions. Notons que dans le premier cas, on peut s'arrêter au 9e tour, puisque Jean-Luc Mélenchon y obtient déjà la majorité absolue.

En corrigeant les données, on obtient les résultats suivants. Dans les deux versions testées, Emmanuel Macron remporte l'élection. Dans un cas, il gagne contre Marine Le Pen, dans l'autre contre Jean-Luc Mélenchon.

Pour ce mode de scrutin, les participants au sondage ont dû donner un classement des candidats. Dans une version, ils devaient classer au moins 4 candidats, dans l'autre ils pouvaient en classer autant qu'ils voulaient. De manière très intéressante, il y a nettement plus de participants qui ont donné un classement complet lorsqu'ils avaient une liberté totale que lorsqu'ils avaient un nombre minimal de candidats à classer. Dans le second cas, la plupart des participants se sont arrêtés à la demande minimale et ont simplement donné le nom de 4 candidats.

Cet effet se fait aussi ressentir sur la proportion de participants dont les bulletins sont pris en compte à chaque tour. En effet, lorsqu'un candidat est éliminé, s'il était premier dans le classement d'un participant, alors le second devient premier. Mais si le participant n'a pas classé tous les candidats et qu'il n'y a pas de second, alors son vote n'est plus pris en compte.

Le graphique suivant présente la proportion de bulletins pris en compte à chaque étape, avec les données corrigées. On constate alors que dans la version "Pas de minimum", 91% des participants prennent part à tous les tours, contre 80% pour la version "Minimum 4 options". Enfin, à l'avant-dernier tour, il reste encore au moins 96% de participation dans les deux cas, ce qui semble montrer que les participants incluent toujours au moins un candidat de "vote utile" (c'est-à-dire qui a des chances de l'emporter) dans leur classement.

Puisque l'on a les classements des participants, on peut aussi identifier qui est leur candidat favori : c'est celui qu'ils classent en premier. Il peut être intéressant de regarder les différences entre les candidats favoris et ceux pour qui ils ont réellement voté à l'élection. Ainsi, le graphique suivant montre les résultats des différents candidats si chacun avait voté pour son candidat favori et n'avait pas voté "utile". Sans surprise, le score des 3 premiers (Emmanuel Macron, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon) diminue si on enlève le vote utile, et ceux de tous les autres candidats augmente.

Une autre manière de constater l'importance du vote stratégique pour ces 3 candidats est d'afficher pour chaque candidat leur position dans le classement de ceux qui ont voté pour eux au premier tour de l'élection présidentielle. Ainsi, Jean-Luc Mélenchon n'est placé en première position que par 64% de ses électeurs qui ont participé à l'expérience.

Enfin, on peut regarder d'où vient le vote "utile" de chaque candidat, en regardant pour chaque candidat, pour qui ont voté les électeurs qui l'ont placé en premier dans leur classement. Par exemple, 88% des participants qui placent Philippe Poutou en première position ont voté pour Jean-Luc Mélenchon.

Les règles de Condorcet

Enfin, la dernière famille de règles que l'on va étudier trouve son origine chez Nicolas de Condorcet. Son idée est la suivante : le gagnant d'une élection doit être celui qui gagnerait le deuxième tour contre n'importe quel autre candidat. C'est-à-dire que contre n'importe quel adversaire, une majorité d'électeurs le préfère.

Dans notre expérience, chaque participant s'est vu proposer 7 duels entre deux candidats différents, et devait répondre à la question suivante : "si le second tour de l'élection présidentielle avait lieu entre ces deux candidats, pour lequel voteriez-vous ?". Au total, chaque duel rassemble entre 150 et 300 votes. Ce faible nombre de votes introduit encore davantage d'incertitude dans les résultats. Notamment, les résultats pour les données corrigées sont à prendre avec prudence, puisque chaque duel n'a été proposé qu'à 200 participants en moyenne.

Malheureusement, il n'y a pas toujours un candidat qui peut gagner un duel contre n'importe quel autre. Il est possible par exemple, qu'un candidat A gagne contre un candidat B, que le candidat B gagne contre le candidat C, mais que le candidat C gagne contre le candidat A. Dans ce cas, qui doit être déclaré gagnant ? Cette situation est ce qu'on appelle un paradoxe de Condorcet. Un grand nombre de modes de scrutins différents ont été proposés pour respecter le principe de Condorcet tout en identifiant un vainqueur même en cas de paradoxe de Condorcet.

Une première possibilité est d'organiser tous les duels possibles entre deux candidats, et de déclarer gagnant le candidat qui gagne le plus de duels. Par exemple, avec les données non corrigées, Jean-Luc Mélenchon gagne tous ses duels, faisant de lui un gagnant de Condorcet. Yannick Jadot arrive en deuxième place, car il gagne 10 duels sur 11. Ce mode de scrutin est appelé "Règle de Copeland". Le graphique suivant montre la matrice des duels, et le classement qui en découle pour les données non corrigées. Vous pouvez afficher les résultats pour les données corrigées en appuyant sur le deuxième bouton. Notons enfin qu'il peut y avoir des ex-aequos, par exemple Yannick Jadot et Emmanuel Macron se partagent la première place du classement pour les données corrigées.

Avec ce mode de scrutin, même avec un grand nombre de votants, des égalités sont parfois observées. C'est le cas ici pour les données corrigées : Emmanuel Macron et Yannick Jadot remportent chacun 10 duels sur 11, ne permettant pas de les départager. On est même en présence d'un paradoxe de Condorcet, puisque Emmanuel Macron bat Yannick Jadot, Yannick Jadot gagne contre Jean-Luc Mélenchon, et Jean-Luc Mélenchon remporte son duel contre Emmanuel Macron. (Comme on va le voir plus loin, le duel entre Emmanuel Macron et Yannick Jadot étant trés serré, ce cycle de Condorcet n'est pas très robuste et peut être dû à une erreur statistique.) Que faire dans ces cas-là ? Une possibilité est d'utiliser la "Règle de Maximin". Dans ce mode de scrutin, on organise encore des duels entre chaque paire de candidats, mais on ne regarde pas seulement qui gagne, on regarde également quel pourcentage des voix chaque candidat obtient. Le score d'un candidat sera alors celui de son pire duel, c'est-à-dire le duel où il fait son pire score. Dans le graphique suivant par exemple, le score de Jean-Luc Mélenchon serait de 64%, qui correspond à son score dans son pire duel (contre Yannick Jadot). Celui d'Emmanuel Macron serait de 19%, qui est son score contre Anne Hidalgo. À partir des données brutes, on obtient le classement suivant. Vous pouvez cliquer sur le deuxième bouton pour afficher les résultats avec les données corrigées. On constate qu'il n'y a plus d'égalité entre Emmanuel Macron et Yannick Jadot comme avec la règle de Copeland. En effet, la règle de Maximin tranche en faveur de Yannick Jadot, qui perd son duel contre Emmanuel Macron à seulement 0.6 points d'écarts.

Opinions sur les candidats

Cette fois, il ne s'agit pas réellement d'un mode de scrutin. Dans cette partie de l'expérience, tous les participants pouvaient donner leur avis sur les candidats à l'aide d'un curseur similaire à celui présenté ci-dessous. L'avis par défaut (lorsque rien n'est renseigné par le participant) est l'opinion intermédiaire.


On peut convertir la position des curseurs en un nombre entre 0 et 100, 50 correspondant à l'opinion intermédiaire. Le graphique suivant montre l'opinion moyenne et médiane qu'obtient chaque candidat (avec les données brutes). On peut encore une fois constater que les participants à l'expérience sont très marqués à gauche. On ne présente pas les données corrigées des opinions, puisque cela n'a pas vocation à être utilisé comme un mode de scrutin.

Le graphique suivant montre la distribution des notes données. Plus de la moitié des notes sont des 0, 50 ou 100, laissant supposer que les participants ayant donné ces notes ont soit des avis tranchés sur le candidat (0 et 100), soit ils n'ont pas d'avis sur le candidat (50). On constate également qu'une majorité des notes données sont inférieures à 50, ce qui est cohérent avec les résultats du vote par note.

Si l'on compare les opinions données dans cette partie de l'expérience aux votes par approbation, on peut calculer le pourcentage d'approbation d'un candidat selon l'opinion que le participant a de lui. On peut par exemple lire sur le graphique suivant que lorsqu'un participant a une opinion de 60/100 sur un candidat, il va l'approuver dans seulement 38% des cas. Sans surprise, le pourcentage d'approbation augmente avec la note donnée, allant de 0% pour un candidat dont on a une très mauvaise opinion, à près de 100% pour les candidats dont on a une très bonne opinion.

On peut également utiliser ces votes par opinions pour créer une "carte" des participants à l'expérience. En effet, on peut associer à chaque participant une liste de 12 nombres entre 0 et 100, correspondant aux notes qu'ils ont données aux 12 candidats. Pour pouvoir représenter facilement ces participants, on peut utiliser une technique de réduction de dimension. Cela consiste à transformer ces 12 nombres en 2 nombres, qui vont correspondre aux positions des participants sur la "carte des participants". Pour faire cela, les algorithmes courants vont faire en sorte que deux participants qui ont donné des scores similaires aux candidats soient proches sur la carte, tandis que deux participants aux votes diamétralement opposés seront très éloignés.

Nous avons utilisé la technique t-distributed stochastic neighbor embedding (t-SNE), qui nous a permis d'obtenir le graphique suivant. Notons bien que ce qui compte ici ce sont les distances relatives entre les points, et non leurs positions individuelles. On constate par exemple que les participants qui ont voté pour le même candidat au premier tour de l'élection présidentielle auront tendance à être proches dans ce graphique, en particulier les électeurs d'Emmanuel Macron, de Marine Le Pen, et d'Éric Zemmour. Les électeurs de Jean-Luc Mélenchon prennent une large part du graphique car ils représentent 60% des participants à l'expérience. Nous avons également ajouté les positions des candidats. Pour chaque candidat, nous avons pris la moyenne pondérée des positions des participants qui ont une bonne opinion du candidat.

Vous pouvez appuyer sur les différents boutons ci-dessous pour afficher les opinions des participants sur les différents candidats. Un point est vert si le participant a une bonne opinion du candidat (score proche de 100). Au contraire, le point sera rouge si le participant a une mauvaise opinion du candidat (score proche de 0). En observant cela, on constate que le sud/sud-est de la carte semble correspondre aux sympathisants de l'extrême gauche (en particulier de Philippe Poutou). En revanche, on retrouve au sud-ouest la gauche plus "modérée" avec des sympathisants d'Anne Hidalgo et de Yannick Jadot. Cela est cohérent avec le fait que l'on retrouve les sympathisants d'Emmanuel Macron à l'ouest de la carte, et de Valérie Pécresse au nord-ouest de la carte. Les sympathisants de Marine Le Pen, Éric Zemmour et Nicolas Dupont-Aignant sont tous au Nord de la carte. Enfin, Jean Lassalle obtient beaucoup d'opinions neutres, et des opinions favorables venant d'endroits très variés de la carte, même s'il semble très apprécié par les participants situés au Nord de la carte.

Afficher les votes des participants

Résumé

Ci-dessous, le résumé des classements obtenus en utilisant les différents modes de scrutins présentés dans cet article, pour les données corrigées, et les données non corrigées.

Conclusion

Malgré les biais très important dans la sélection des participants, cette expérience reste riche d'enseignements. Tout d'abord, on constate que le choix du mode de scrutin dans une société a un rôle important dans les résultats et le classement des candidats obtenu. Il faut aussi noter qu'un changement de mode de scrutin entraînerait un changement de stratégie durant la campagne : les candidats aux idées similaires incités à se tirer dans les pattes dans les scrutins uninominaux majoritaires pourraient réorienter leur discours vers leurs propres programmes si les électeurs pouvaient voter en s'exprimant sur tous les candidats, comme le permettent la plupart des modes de scrutins étudiés dans cette expérience.